2 / 03 / 2023

L’orthorexie : quand manger sainement tourne à l’obsession

Vous le savez autant que moi, il est important de manger le plus sainement possible, tout en pratiquant une activité physique régulière, deux des clés essentielles au fonctionnement optimal de notre organisme pour une bonne santé globale, tant physique que mentale, sur le long terme. Il nous faut toutefois rester vigilant sur un point : manger sain ne doit pas virer à l’obsession, nous envahir au point de contrôler notre mode de vie et de pensée. C’est ce que l’on appelle l’orthorexie. Tendance alimentaire de plus en plus fréquente aujourd’hui, ce trouble du comportement alimentaire (TCA) a - poussé à l’extrême - des conséquences négatives sur la santé. Éclairage.

Manger équilibré, moins riche, moins gras, moins salé et moins sucré, sans gluten, fuir autant que faire se peut la nourriture industrielle et les plats tout préparés, manger des aliments bio ou cultivés de façon plus respectueuse de la nature, riches en nutriments. Il s’agit là d’une hygiène de vie alimentaire tout ce qu’il y a de plus sain, ce à quoi je vous encourage régulièrement d’ailleurs, d’autant plus si vous voulez vivre le plus longtemps possible en bonne santé.

Ni trop lâche, ni trop strict

Évidemment, ce n’est pas toujours facile de ne manger que bio, cela m’arrive aussi de déroger un peu à la règle, de m’éloigner un tout petit peu de la ligne fixée. Quand je mange au restaurant, je ne suis pas sûre que ce soit bio. Pour « limiter les dégâts », si je veux manger de la viande, par exemple, je vais sélectionner un restaurant où je sais qu’ils en servent des bonnes, issues d’animaux bien élevés.

Rien de bien grave à cette petite « incartade », en somme.

Et ce n’est pas facile non plus de pas « craquer » de temps en temps sur un dessert dont on raffole - sans oublier toutefois d’utiliser mes petits trucs pour aider notre corps à mieux supporter ces petits écarts alimentaires (pas bien méchants) et de se faire plaisir sans culpabiliser (Lien vers Écarts alimentaires : comment ne pas culpabiliser). Nous sommes tous humains, et rien de bien grave non plus à cela !

Tant que cela vous est possible, déroger un peu à la règle de temps en temps, j’ai envie de dire que tout va bien. Parce qu’il est des personnes chez qui c’est devenu impossible. Ça dérape. Manger sain tourne à l’obsession, les envahit jusqu’à générer une anxiété de tous les instants, parfois associée à des troubles obsessionnels compulsifs (TOC), voire une dépression.


Quand l’obsession prend le contrôle de tout

C’est l’enfer. On passe des heures à choisir ses aliments, qui doivent être « purs» au risque de se « sentir souillé » si tel n’est pas le cas, et à planifier ses repas. Manger n’est plus une question de goût et de plaisir mais exclusivement d’apport nutritionnel. Juste une question de survie. Aucun écart, si infime soit-il, n’est possible. Toute entorse alimentaire engendre une forte culpabilité et un sentiment d’échec, de honte, une angoisse. On a peur de mourir en mangeant. On a des rituels à n’en plus finir : par exemple, mâcher 60 fois un aliment pour faire croire à son cerveau qu’il a mangé plus, ne pas manger des légumes cueillis depuis plus de quelques heures, voire moins, car considérés comme n’étant plus sains… Quant à manger ce que les autres ont préparé, vous imaginez la « torture » ! Et l’isolement social, l’exclusion, le repli sur soi et le mal-être qui en découlent.


Un risque de carences

Outre la souffrance psychique, ce trouble n’est pas non plus sans conséquence sur la santé « physique » : plus ça va, plus on enlève d’aliments jugés trop gras, y compris ceux qui constituent des bons gras comme les noix, pleines de vertus nutritionnelles, ou trop sucrés, ce qui peut comprendre des fruits et légumes, regorgeant de vitamines aussi. Poussé à l’extrême, cela peut entraîner des déficits et/ou carences en vitamines, minéraux et autres nutriments en raison d’un régime alimentaire trop strict.

Une quête « folle », de tous les instants, qui peut s’étendre aussi à l’activité physique, où le corps suivra le même programme rigide d’exercices en vue d’atteindre cette image saine recherchée, d’obtenir un corps sain idéalisé, version extrême de l’adage « un esprit sain dans un corps sain »1.

Bref, on a basculé du côté obscur de la Force : l’orthorexie, terme étymologiquement dérivé du grec orthos signifiant la droiture, la rigueur, et orexia, l’appétit. Décrite comme une dépendance ou une tendance obsessionnelle vis-à-vis dune alimentation « saine »2, elle est considérée aujourd’hui par la majeure partie des professionnels comme un trouble du comportement alimentaire (TCA), même si elle n’est à l’heure actuelle pas reconnue officiellement comme tel, à l’instar de l’anorexie ou de la boulimie.

Le terme a été initié en 1997 par le Dr Steve Bratman, médecin américain, non pour créer une nouvelle pathologie, mais pour alerter sur l’émergence de ce comportement. Se basant sur son expérience clinique, il avait aussi maille à partir avec le problème : il était inconcevable pour lui de manger un légume cueilli depuis plus de 15 minutes, ce dernier n’étant plus considéré comme sain passé ce délai3


Trois positions…

Aujourd’hui, on se bagarre toujours pour savoir si c’en est une ou pas, nouvelle pathologie. Pour certains, il s’agit d’un nouveau trouble du comportement alimentaire, pour d’autres, c’est une forme atypique d’un trouble déjà existant (l’anorexie et les troubles obsessionnels), tandis qu’une troisième partie de la communauté scientifique ne la reconnaît pas comme une pathologie, façon de lutter contre une forme de pathologisation de la société, où chaque comportement du quotidien serait envisagé sous un angle médical et potentiellement pathologique.


Une réalité clinique indéniable

Quoi qu’il en soit, l’orthorexie constitue une réalité clinique indéniable rencontrée par les différents professionnels du terrain : de la santé, de la nutrition, de la psychologie clinique et de la psychiatrie4.

Du côté de la recherche, on se demande comment on peut en arriver à un tel comportement, à une telle extrême. Il en ressort différents facteurs pouvant influencer le développement de l’orthorexie.


La société pointée du doigt

L’orthorexie toucherait plus la population des pays industrialisés. Ainsi le développement de ce trouble pourrait être influencé par de nombreux facteurs comme l’abondance des produits alimentaires, l’omniprésence de conseils alimentaires et les théories hygiénistes5.

L’orthorexie répond également à l’inquiétude ambiante quant à une potentielle dangerosité des aliments, avec les contaminations bactériennes et retraits massifs répétés de produits dans les rayons de supermarché…), animaux élevés aux antibiotiques, résidus de pesticides et autres polluants chimiques utilisés dans les cultures et retrouvés dans le corps bien après l’exposition, voire même sans jamais y avoir été exposés…

Pour d’autres chercheurs, le climat sociétal et les discours contradictoires sur l’alimentation génèrent de l’angoisse. Le sociologue Claude Fishler appelle cela la cacophonie diététique : on ne sait plus quoi manger et sur quoi baser nos choix alimentaires6.

En ce sens, la société influence le développement de ce trouble, sans oublier les réseaux sociaux qui ont une très large part là-dedans, certains majorant clairement le risque de développer des symptômes orthorexiques. La mise en exergue du « culte d’un corps entretenu, sous contrôle et désirable », pour reprendre l’expression du psychologue et psychothérapeute Alexandre Chapy, y est prégnante, envahissante, voire « assénante » !

Ceci dit, les réseaux sociaux s’avèrent aussi un moyen d’échanger avec d’autres personnes afin de trouver de l’aide ou des conseils, et de rompre l’isolement également.


Les personnes à risque

On retrouve parmi les personnes à risque de développer ce trouble les jeunes, et notamment les étudiants en particulier ceux qui suivent des cursus en diététique, médecine et sport, les sportifs et les athlètes, et plus globalement les professionnels de santé et médicaux.

S’il ne ressort pas de différences notables globalement entre les hommes et les femmes, une étude menée sur la population italienne a retrouvé plus d’orthorexie chez les hommes, tandis que la Turquie, compterait plus de femmes orthorexiques.

Je terminerai par cette analyse très intéressante qui, pour comprendre l’apparition de l’orthorexie, croise approche historique - car la quête d’une nourriture saine pour ne pas s’intoxiquer ne date pas d’hier, ainsi que le rappelle Madeleine Ferrières, historienne spécialiste de l’alimentation dans son « Histoire des peurs alimentaires : du Moyen âge à l’aube du XXe siècle » -, et analyse sociologique, en lien avec d’autres préoccupations qui émergent aujourd’hui. Pour les deux chercheurs qui ont réalisé ce travail, quatre peurs alimentaires, étroitement imbriquées, alimenteraient les racines de l’orthrorexie : celle du manque, qui prend bien sûr une forme nouvelle dans nos sociétés urbaines et « hypermodernes » caractérisées par la « médicalisation » de l’alimentation, de l’empoisonnement, de l’excès, et, plus récemment, du regard de l’autre et la « mésestime »7.

La peur du manque ne concerne plus l’accès à des quantités suffisantes de calories nécessaires à la (sur)vie, mais à des craintes fragmentées, relatives au déficit en sels minéraux, vitamines, oligo-éléments et antioxydants. Préoccupation qui exacerbe la peur de l’excès, dans le sens de l’excès de consommation de produits jugés malsains, c’est-à-dire les produits d’origine animale à consommer avec parcimonie ou à écarter de la diète pour des raisons éthiques et idéologiques. Tandis que le végétal est naturellement bon. Une peur qui conforte à son tour celle de l’empoisonnement, par la voie de la dimension industrielle que j’ai évoquée un peu plus haut, tandis que le local et la connaissance de l’origine géographique, du producteur - ce que les auteurs qualifient de personnalisation de la nourriture - rassurent les mangeurs que nous sommes. En France et en Europe du Sud en particulier. Enfin, plus récemment, la peur du jugement que l’autre porte sur notre corps, notre silhouette, ou sur ce que l’on mange, et son impact négatif potentiel sur l’estime de soi.


Comment s’en sortir

Si les personnes orthorexiques témoignent d’une vraie difficulté à se soigner, des solutions existent. L’orthorexie étant un trouble du comportement alimentaire (TCA), un diététicien ou un psychologue permettront d’aider à travailler à la fois sur le comportement alimentaire et sur les mécanismes psychologiques et la souffrance.

Le traitement le plus adapté pour l’orthorexie s’avère aujourd’hui une psychothérapie adaptée aux TCA ou aux troubles obsessionnels selon Alexandre Chapy. Il s’agit de travailler sur l’angoisse, le besoin de contrôle, la crainte de la maladie et de la mort ou encore l’estime de soi. Le plus important est de comprendre comment l’orthorexie s’est installée dans la vie de la personne, en vue d’y mettre un sens et de permettre de la dépasser8.

Les thérapies comportementales et cognitives (TCC) y ont toute leur place.

La thérapie de groupe et la thérapie familiale systémique peuvent aussi être proposées.

En un mot, il faut retrouver le goût de manger dans tous les sens du terme. Le plaisir.

Dans ce sens, la démarche de Francesca Baker pour aider les personnes atteintes de TCA à reconstruire une relation saine avec la nourriture est très originale. Elle a eu l’idée de partager un livre de recettes9 (écrites par des personnes ayant souffert de TCA) liées à des souvenirs, à des plats qui nous font plaisir et nous rappellent de bons souvenirs de repas. Des plats qui n’ont pas besoin d’être parfaits en termes nutritionnels, mais réconfortants, pour réinviter à manger. C’est aussi faire prendre conscience, en filigrane, qu’on peut manger quelque chose qui ne soit pas complètement sain, et que ce n’est pas grave.

Ce que je disais au début de mon propos en somme. Le plaisir, c’est la satiété, c’est être comblé tant physiquement qu’affectivement. C’est pourquoi : oui aux petits écarts alimentaires, à la petite «gâterie», de temps en temps, et sans culpabiliser, bien sûr. C’est aussi cela reprendre le contrôle de soi en quelque sorte, de sa vie, de ses pensés et de ses émotions.

Marion Kaplan et Myriam Marino


Rencontre avec Catherine Blanc : Notre image nous renvoie à notre corps… Et notre corps est le réceptacle de notre alimentation. Alors, ce que nous mangeons serait-il donc directement relié à ce que nous voyons, de nous, dans notre miroir ?  De cette image découle notre relation au monde donc aux autres mais aussi et surtout à l’autre donc à notre rapport de séduction, à notre relation amoureuse et par essence, à notre sexualité. De ces notions particulièrement complexes naissent parfois, pour certains, des troubles que l’on appelle les TCA, les troubles des comportements alimentaires. En quoi notre alimentation impacte-t-elle notre image au point de nous isoler, de nous nier, et parfois même de nous détruire que l’on soit seul ou à deux ?  Nous avons rencontré Catherine Blanc, psychanaliste, psychothérapeuthe et sexologue pour nous éclairer sur une relation parfois très délicate avec soi-même…

A lire :

La sexualité des femmes n'est pas celle des magazines de Catherine Blanc (Editions La Martinière)

La Sexualité décomplexée de Catherine Blanc (Editions Flammarion)

Notes :

1 - L’orthorexie, ou quand l’obsession du « manger sain » vire à la maladie, Prs Régis Hankard, Inserm, et Jean-Pierre Corbeau, Université de Tours, The conversation, 9 février 2020

2 - Orthorexie : évolution historique et état des lieux actuel, Alexandre Chapy, Cahiers de Nutrition et de Diététique, août 2020

3- Quand bien manger vire à l’obsession : enquête sur l’orthorexie, Celsalab

4 – cité en note 2

5– Orthorexie : tout savoir sur les personnes orthorexiques, Passeport santé

6 et 7 – cité note 1

8 – Orthorexie, Alexandre Chapy, psychologue et psychothérapeute

9 – Eating & Living : Recipes for recovery. A recipe book for eating disorder reovery – by those who have been there


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